Frida e(s)t toi

Exposition photographique de Valérie Toulet

Texte : Marie -Pierre Courtois (décembre 2018)

 

Il était une femme

Impression étrange de regarder à la fois la même photo et une autre. De mesurer d’un oeil ressemblances et différences… jusqu’à voir unité et diversité fusionner, s’enfanter l’une de l’autre et vice-versa. Sensation d’une telle rareté qu’elle confine à l’exceptionnel.

L’exposition « Frida e(s)t toi » est un choc visuel, une plongée en apnée dans cet incoercible paradoxe : au moment même -et même au moment- où elle en épouse une autre, notre identité nous est propre. Chaque femme, sur chaque photo, est ce qu’elle ; jeune ou vieille, mince ou ronde, brune ou blonde, cheveux courts ou longs. Visage ovale, triangulaire, carré ; yeux bleus ou noirs, pommettes hautes ou pas. Qu’importe. Elle est Frida.

Frida pour un instant : celui de la prise de vue. Et Frida pour toujours, l’art de l’objectif fixant l’image à l’éternel. Chaque photo forme un tout ; et n’est rien sans les autres. Plus on les regarde une à une, plus l’ensemble fait sens. « Il était une fois… » déclame le conteur sur le point du départ d’une longue histoire dont le fin mot ne se dévoilera qu’à l’ultime seconde.

 

Se refléter ou la naissance de soi-même

« Il était une femme… » a annoncé Valérie Toulet à ses modèles pour leur ouvrir l’aventure de son exposition. Elle le leur a dit dans son langage de photographe : en leur présentant un cliché de l’artiste peintre mexicaine Frida Kahlo.

A ses modèles elle a donné une consigne : adopter la même posture que Frida sur la photo. De face. Immobile. Ni sourire ni grimace. A ses modèles elle a donné toutes les libertés. Chacune des femmes a choisi ses vêtements, ses accessoires, jusqu’au décor de son futur portrait. L’une d’elles s’est prise au jeu -au je ?- au point de peindre elle-même cette toile de fond. Engagement total, actif, spontané. Pour un instant dans la peau de Frida, chacune a exploré, parfois découvert, sa propre personnalité. Pas par narcissisme, mais dans l’optique d’entrer en résonnance avec celle de Frida.

Et l’effet miroir est bien là. Sur les 143 tableaux de l’artiste, 55 sont des autoportraits. Pas par narcissisme. C’est à la suite d’un grave accident de bus que la jeune femme se met à la peinture. Immobilisée. Blessée. Alitée. Coupée du monde, des autres et de toute matière. Un seul élément pour peupler son champ de vision : un miroir accroché par ses proches au-dessus de son lit. Elle n’a rien d’autre à regarder ni à peindre que son propre reflet. Rien d’autre qu’elle-même à être.

Et dans l’expérience de cette solitude extrême, de cette absence totale de regard extérieur, son existence prend le tournant d’une révolution intérieure. Elle se voulait médecin, elle se découvre peintre. Rencontre fondamentale ; rencontre avec soi.

La démarche de la photographe Valérie Toulet procède du même mouvement. Dans un jeu vertigineux de reflets délicats, infidèles mais intègres, éparpillés mais harmonieux presque par accident, chaque image renvoie à celle de Frida autant qu’à celles de toutes les femmes. Par la puissance du regard, le même devient autre. Chaque photographie est le morceau éclaté et éclatant d’un vaste miroir universel où dansent toutes les couleurs du monde. Fleurs, branches, plumes, colliers, dentelles, perles, parures et tapisseries : les accessoires dans leur diversité radicale offrent un écrin flamboyant à la vitalité de visages pourtant figés.

 

La vitalité immobile

Pas de froncement de sourcil ; pas l’ombre d’un sourire ; le regard droit vers l’objectif. Les modèles ont tenu la consigne. Visages pour le moins sérieux. Bizarrement je n’ai plus l’impression de les regarder, mais celle d’être regardée par eux. Il me vient en mémoire la scène incroyablement touchante d’un film (1) qui explore le poids, les limites et l’ouverture possible de l’identité. Dans la scène une vieille dame refait des photos pour ses papiers d’identité, au moment où vient d’être promulguée la loi qui interdit de sourire sur les documents officiels. Et elle rate. Une fois, deux fois, trois fois. Impossible de se retenir de sourire. C’est plus fort qu’elle. Pourquoi ?

Parce que la société nous enseigne qu’il faut sourire sur les photos. Sourire dans la vie, sourire devant les autres, même quand on a mille raisons de ne pas le faire. Il s’agit d’un devoir, non d’un droit : nous devons sourire même quand cela ne correspond pas à notre identité du moment. Et nous sommes obligés de ne pas sourire sur nos photos d’identité. La société dispose comme cela lui chante de nos sourires et de nos identités.

L’exposition de Valérie Toulet est perturbante à ce titre ; on imagine combien il a été difficile pour les modèles de ne pas éclater de rire devant l’objectif. Mais au contraire des insipides photomatons officiels, de l’absence de sourire ici émergent d’incompressibles personnalités. Un élan de vie fulgurant se déploie dans l’immobile. Une énergie folle et forte transgresse la règle tout en la respectant. En se prêtant au jeu de l’uniformité, chaque modèle révèle sa singularité. Symbiose parfaite. Fusion totale et inattendue entre le simple et le subtil. Pari impossible mais gagné.

Frida Kahlo elle-même était l’impossible : elle incarnait l’immobilité et la vitalité, non pas en alternance, non pas en coexistence à doses égales, mais en continuité fondues dans un seul et même corps. Depuis toute petite, elle a été malade (2) ; malade et pleine de fougue, inlassablement vivante.

Garante attentive de cette immobilité, chef d’orchestre sensible de cette extraordinaire vitalité qui habite en chacun par-delà les faiblesses et les différences, Valérie Toulet signe avec cette exposition un hommage vibrant de conscience à l’artiste peintre. Elle porte haut la reconnaissance de toutes les Frida du monde, et ne nous laisse qu’un seul mot à dire. Merci.

 

Marie-Pierre Courtois

Note (1) Le nom des gens, un film de Michel Leclerc

Note (2) Frida Kahlo souffre de poliomyélite à partir de six ans ; et toute sa vie sera hantée et rythmée par les séquelles et les complications de l’accident de bus qui la frappe à l’âge de dix-huit ans.

Frida-la-vraie, Frieda la paix

Artiste peintre mexicaine, Frida Kahlo (6 juillet 1907- 13 juillet 1954) est « l’original » des portraits de femmes réalisés par Valérie Toulet. A mille lieux d’une simple copie, chaque photographie « raconte » une vitalité singulière, personnelle. La vraie Frida Kahlo plaçait ses idéaux et convictions au plus haut degré de conscience. Au-delà de tout conformisme, social, politique, sexuel ou même artistique. Elle bousculait les codes. Frida n’était pas un état civil. Elle était ses idées, allant jusqu’à falsifier sa date de naissance pour faire corps avec elles. En 1922, elle se choisit le 07 juillet 1910 pour date de naissance, en adhésion à la révolution mexicaine. Elle avait quinze ans, elle n’en a plus que douze. Rajeunie de trois ans d’un coup : que celle qui n’en a jamais rêvé lui jette la première pierre ! Nous en rêvons pour conjurer la terreur de vieillir. Frida l’a fait ado, par idéal. Dans les années trente avec la montée du nazisme, seconde entorse à l’état civil, elle rajoute un -e à son prénom. Elle l’écrit désormais Frieda, en reflet au mot allemand « frieden » qui signifie la paix.

« Un ruban autour d’une bombe ». Ainsi André Breton, chef de file du surréalisme, qualifie-t-il l’œuvre de Frida Kahlo. Qui ne trouve pas juste l’étiquette de surréaliste à son égard. Et pour qui les intellectuels et artistes parisiens sont des « incapables » (« foutus intellectuels pourris ») responsables de la montée en puissance « de tous les Hitler et Mussolini ».

Son dernier tableau s’appelle « Viva la vida ». Elle s’appelle Frida-la-vraie dans mes pensées.